dimanche 5 février 2012

Le Sanglot de l’Homme noir, Alain Mabanckou

Dans son dernier ouvrage, Le Sanglot de l’Homme noir, Alain Mabanckou invite les Noirs de France et d’ailleurs à cesser de se définir « par les larmes et le ressentiment »

Né en Afrique au Congo-Brazzaville, j’ai passé une bonne partie de ma jeunesse en France avant d’aller m’installer aux États-Unis. Le Congo est le lieu du cordon ombilical, la France la patrie d’adoption de mes rêves, et l’Amérique, un coin depuis lequel je regarde les empreintes de mon errance. » Quand il aborde la question de l’identité, Alain Mabanckou, le poète et romancier à la casquette légendaire, annonce la couleur : « Je suis noir, et forcément ça se voit ».
En 1983, avec Le Sanglot de l’Homme blanc, Pascal Bruckner faisait un sort à la repentance coloniale occidentale. Le philosophe voyait dans cette « culpabilité, haine de soi » qui frappait et frappe encore un grand nombre d’Européens, un dolorisme pratique offrant le moyen de s’affranchir à bon compte d’une réflexion objective sur le passé. Détournant le titre de cet essai qui fit grand bruit, Alain Mabanckou renverse la perspective et bouscule à son tour nombre d’idées reçues dans Le Sanglot de l’Homme noir : « Bruckner proposait sa vision, européenne, de ce sanglot que nous analysons l’un et l’autre. Pour ma part, je dis : oui, la douleur des Noirs existe. J’en prends acte. Mais je refuse d’oublier pour cela de vivre au présent. Car il y a devant nous des défis à relever, des problèmes à considérer – racisme, injustices, sort des migrants, etc. Cette actualité ne pourra être assumée si nous demeurons prisonniers d’éléments qui, in fine, nous empêchent d’exister ».
Pour l’écrivain natif de Pointe-Noire, il apparaît aussi stérile de ressasser la « généalogie du malheur et de l’humiliation – traite négrière, colonisation, conditions de vie » que de la nier. Ce qui est contestable, ce n’est pas la mémoire elle-même bien entendu. Mais le puissant tropisme qui pousse une partie de la communauté noire à ériger cette dernière en signes d’identités.
Alain Mabanckou souligne et déplore que « la "conscience noire" [ne soit] en réalité qu’une démonstration, là où on se serait attendu à une construction afin de ne pas consacrer son énergie à faire le "bilan des valeurs nègres". À cet égard, elle devient une démolition pure et simple de l’homme de couleur ».
Ces « valeurs nègres », qui ont leur Panthéon, Frantz Fanon les mettait en évidence tout en les battant en brèche dès 1952 dans Peau noire, masques blancs. À son tour, Mabanckou les convoque pour déclencher un électrochoc en proclamant qu’à force de nostalgie, de références à une peine endurée du fait des Blancs, les Noirs finissent par ne plus se définir qu’à travers ce prisme. Conséquence du fait qu’ils « traînent dans leur inconscient le rêve d’être blanc jusqu’à la fin des temps. Car, comme l’écrivait Fanon précisément : "Pour le Noir, il n’y a qu’un destin et il est blanc"».
Cette confiscation dont les hommes de couleur sont trop souvent les complices doit être dépassée même si la question, lancinante, demeure : comment s’y prendre ? Sûrement pas, quoi qu’il en soit, en acceptant cette forme de fatalité blanche que l’auteur résumait dans Verre cassé : « Les Noirs dans la Bible déambulent entre deux versets sataniques ». Mais plutôt en suivant les quelques voies proposées dans ce dernier opus et qui toutes ont en commun d’exiger courage et lucidité : « Concernant les traites négrières par exemple, un sujet sur lequel on sait beaucoup de choses, pourquoi considérer le commerce triangulaire en omettant le rôle joué alors par des Noirs dans l’asservissement d’autres Noirs ? Ne pas occulter sa propre part de responsabilité, qui s’instille d’ailleurs dans les rapports parfois compliqués entre Africains-Américains ou Antillais et Africains, me semble indispensable ».
Indispensable encore, une analyse plus objective de la période coloniale. Entreprise qui est certes compliquée dans une France elle-même très loin d’en avoir fini avec ces passions. Pourtant, que la « manière dont on aborde les choses en France laisse à désirer ou non, qu’il soit admis ou pas qu’au-delà de toute comptabilité liée à son "rôle positif", la colonisation fut et demeure avant tout une entreprise unilatérale de domination, l’essentiel n’est plus là aujourd’hui. Ce qui est désormais indispensable, c’est de porter sur elle un "regard noir". Cela n’a pas encore été fait ».
Indispensable enfin, une approche décomplexée de la langue du colonisateur. Car la question d’« écrire sans la France » demeure un enjeu pour les Noirs comme pour tous les peuples des anciennes colonies. Or, affirme Alain Mabanckou, il y a beau temps que le français a débordé le seul territoire hexagonal : « Cette langue travaillée par tous les écrivains francophones et singulièrement africains n’est plus la langue du colon ». De fait, se demande-t-on sérieusement aujourd’hui si Naipaul, Rushdie ou Walcott doivent être considérés comme des écrivains « dans la lignée de l’idéologie coloniale » au prétexte qu’ils expriment leur talent dans la langue de Shakespeare ?
Selon Alain Mabanckou, il n’existe donc pas d’écrivain africain du « dedans » et du « dehors », les uns « authentiques » les autres « indigènes », séparés par une ligne de clivage linguistique. Seuls demeurent des écrivains africains, divers comme il y a « des Afriques » diverses. Un pluriel qui en postule un autre : celui des identités noires puisque « l’Afrique n’est plus seulement en Afrique », la diaspora menant des aventures « salutaires » pour la valorisation des cultures du continent noir à travers la planète entière.
S’il convient que le soleil des indépendances a trop souvent été voilé depuis un demi-siècle, l’auteur juge un peu trop commode d’en rendre les Occidentaux seuls responsables. « Nous sommes comptables de notre propre faillite. Nous n’avons pas su trancher le nœud gordien et assumer notre maturité. Par notre silence, par notre inertie, nous avons permis l’émergence des pantins qui entraînent les populations dans le gouffre, avec pour point de non-retour le dernier génocide du XX e siècle, celui qui s’est déroulé sous nos yeux au Rwanda », conclut-il.
Mais si ce génocide est bien une séquelle de la colonisation, il faut, « au-delà de la responsabilité que l’on peut imputer à l’Occident », que les Africains soutiennent dans le miroir leur propre regard et cessent de faire semblant d’ignorer qu’ils ont aussi leur place « au banc des accusés ».

Le Sanglot de l’Homme noir,
d’Alain Mabanckou (Fayard).


http://www.republicain-lorrain.fr/actualite/2012/02/05/apres-les-sanglots

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