mercredi 30 septembre 2009

Chine: La campagne d’industrialisation du Grand Bond en avant

Quand la faim justifiait les moyens

La Grande Famine emporta, de 1959 à 1962, entre 30 et 50 millions de Chinois. Le sujet reste aujourd’hui tabou mais dans la région du Xinyang, on met Mao en cause du bout des lèvres.


En 1959, le secrétaire du parti de la petite commune de Qisi, dans la province du Henan, a inventé une méthode révolutionnaire pour transformer les cadavres des affamés en engrais. Elle consistait à dissoudre les corps en les faisant bouillir longtemps dans des marmites spéciales. Il n’a pas laissé un bon souvenir. «Qu’il soit damné!» pourfend madame Zhang (le nom a été changé), une survivante de la Grande Famine chinoise qui, en trois années (1959 à 1962), emporta entre 30 et 50 millions de personnes. L’émotion monte aux yeux de madame Zhang, aujourd’hui âgée de 76 ans, lorsqu’elle rappelle à sa mémoire ces années noires qui furent sans aucun doute les plus tragiques qu’ait traversées la République populaire depuis sa fondation. Un cauchemar longtemps demeuré secret, et dont l’ampleur n’est réellement apparue que des dizaines d’années plus tard.

Encore de nos jours, le sujet reste tabou en Chine, car il met à nu la responsabilité de Mao Zedong. Madame Zhang est catholique. Un crucifix en plastique pend sur un mur de sa piètre maison en ciment d’une pièce qui ressemble à un hangar de voiture. «Pendant ces années , je ne croyais plus en Dieu, même secrètement. Je ne croyais plus en rien, car je ne pensais qu’à une seule chose : manger et donner à manger à mon enfant.» Le père de madame Zhang est mort de faim, ainsi que deux de ses frères et plusieurs autres membres de sa famille. «En 1959, se souvient-elle, la moisson de riz était plutôt bonne. Mais les cadres du parti nous ont pris presque la totalité de ce que nous avions récolté. Il fallait qu’ils se plient aux quotas très élevés qu’on leur avait fixés là-haut, et se sont montrés sans pitié. Les paysans qui ont refusé de livrer leur grain ont été battus, torturés, et envoyés dans des camps de travail dont beaucoup ne sont pas revenus.»

Pour contraindre les paysans à manger dans la cantine collective, une pratique rendue obligatoire après le décret instaurant les «communes populaires», les cadres et les policiers armés de bâtons ont confisqué toutes les marmites et instruments de cuisine. Ils sont allés alimenter les hauts-fourneaux censés produire de l’acier pour la campagne d’industrialisation du Grand Bond en avant. Un acier qui s’est révélé inutilisable. «La cantine servait, par jour et par personne, deux louches d’une soupe claire confectionnée avec de l’herbe, des racines, des feuilles ou de l’écorce d’arbres bouillies», se souvient madame Zhang, qui se demande encore comment elle a pu survivre. «Ce régime alimentaire dégoûtant nous laissait une salive aigre. Nos forces ont commencé à décliner. Nos jambes ont enflé, doublant parfois de volume. Même les jeunes ne se déplaçaient plus qu’avec une canne. Personne ne travaillait plus aux champs malgré les menaces des cadres, car plus personne n’avait de force. Et comment aurions-nous eu envie de travailler aux champs puisque de toute façon la moisson devait être livrée à l’Etat? demande la vieille dame aux cheveux coupés court, le regard encore hanté par ce qu’elle a vécu. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’était. Pour commencer il n’y avait plus d’animaux, puisqu’on ne pouvait plus les nourrir. Il n’y avait plus d’herbe, ni de feuilles d’arbres ou d’écorce, car c’est ce que nous mangions - et sans les faire bouillir puisqu’on nous avait saisi toutes nos casseroles… Peu à peu, les fossés des routes se sont remplis de cadavres de gens qui mouraient de faim et d’épuisement en arpentant les chemins à la recherche de nourriture. Personne n’avait la force d’enterrer les corps, qui se décomposaient dans les champs. La nuit, confie madame Zhang, ceux qui avaient trop faim mangeaient des cadavres, ceux des enfants de préférence.» Après un silence, elle cite un proverbe qui signifie quelque chose comme : pour survivre lorsque qu’il n’y a plus rien, il faut s’en remettre au ciel.

«Plus de la moitié du village de Qisi [composé de quelques milliers d’habitants, ndlr] est mort de faim en moins de deux ans, alors même que les greniers étaient remplis», s’emporte Weiguo, un des fils de madame Zhang. Il n’était pas né à l’époque, mais ses oreilles ont souvent entendu sa mère conter son calvaire : «Bien sûr que c’est à cause de Mao, puisqu’il était le plus haut dirigeant. Nulle part dans le village, nous assure-t-il, vous ne trouverez la moindre effigie du Grand Timonier».

Au moins 1 million de personnes sont mortes de faim entre l’hiver 1959 et le printemps 1960 dans la préfecture de Xinyang, qui comprend la commune de Qisi, calcule Lu Jiabin, un cadre retraité du Parti joint par téléphone. Nous convenons d’un rendez-vous avec lui, à Xinyang. Il accepte avant de décliner, deux jours plus tard. «Je ne peux pas en dire davantage», s’excuse-t-il en nous faisant comprendre qu’il a subi des pressions, et que le tabou sur la Grande Famine est toujours d’actualité.

Il faut dire qu’à Xinyang, Mao en personne avait cautionné l’orgie de violence qui s’y déroula, et même donné la préfecture en exemple pour le reste du pays. Dans le canton de Guangshan, les officiels communistes zélés avaient inventé 30 formes de tortures à infliger aux paysans pour soutirer leur moisson jusqu’au dernier grain, et dans un autre comté, ce sont 70 formes de tortures qui furent alors en vigueur, selon le livre de Jasper Becker consacré à la Grande Famine (1). Oreilles coupées, nez percés, parties génitales brûlées, bâtons insérés dans le vagin, etc. Alors que les cadres mangeaient à leur faim, des centaines de villages ont été totalement décimés en 1959 et 1960. Dans le canton de Xixian, où 100 000 personnes sont mortes, 639 villages ont été rayés de la carte. Dans le canton de Gushi, 15 000 paysans rétifs ont été envoyés en camps de travail, pour trimer sur les chantiers de barrages ou de canaux lancés par Mao. A Huang Chuan, le chef de la police a intentionnellement laissé mourir de faim 200 prisonniers, et remis fièrement aux autorités du Parti les 4 tonnes de grain ainsi économisées.

L’atmosphère de terreur idéologique incitait les cadres, à tous les niveaux, à annoncer à leurs autorités des récoltes beaucoup plus importantes que la réalité, ce qui avait pour effet l’imposition de quotas de production aussi faramineux que meurtriers. Le zèle des cadres de Xinyang était sans bornes. Selon le discours de l’un d’eux, le Parti était «en guerre» contre les paysans, considérés dans leur ensemble comme «un ennemi antisocialiste», toujours selon Jasper Becker, qui cite dans son livre un rapport officiel, mais non public, rédigé en 1961 par les autorités. La situation dans cette région y est comparée à un «holocauste». Les opposants à Mao à Pékin se sont, entre autres, servis de ce rapport interne décrivant les folles horreurs du Grand Bond en avant pour déstabiliser le timonier, qui avait dû d’ailleurs céder son poste de président à Liu Shaoqi dès avril 1959. Mao croyait qu’en extorquant à la paysannerie une quantité de céréales très excessive, il parviendrait à industrialiser son pays à marche forcée ; qualifié de «surplus», ces millions de tonnes de céréales qui auraient pu nourrir sans problème la Chine entière, ont été exportées vers les «pays frères» en échange d’usines et d’armement. Pékin avait à cet égard contracté une dette considérable vis-à-vis de l’URSS, qui avait commencé à industrialiser la Chine dès 1950. Lorsque la rupture sino-soviétique intervient, à la fin des années 50, Mao, chef du Parti, met un point d’honneur à rembourser l’URSS (en céréales) le plus vite possible, afin de montrer aux «révisionnistes soviétiques» que le socialisme à la chinoise est «supérieur».

Pour reprendre le pouvoir qui lui échappe, Mao lance la Révolution culturelle en 1966, qui lui permet de persécuter tous ses ennemis sous couvert d’idéologie, et par Gardes rouges interposés. Mais cette folie iconoclaste, bien que de triste mémoire, reste malgré tout incomparable au calvaire que fut la Grande Famine, estime Yang Jisheng, 68 ans, un ancien journaliste de l’agence Chine nouvelle et auteur d’un livre remarquable, intitulé Mubei («Pierre tombale»), consacré à cet insensé épisode historique. L’ouvrage, publié fin 2008 à Hongkong, est interdit en Chine continentale, mais circule sous le manteau. «La Grande Famine, explique-t-il, se doit d’avoir une place extrêmement importante dans l’histoire de la Chine. Des dizaines de millions de personnes sont mortes de faim alors qu’il n’y avait ni guerre ni catastrophe naturelle. Même à l’échelle mondiale, c’est sans précédent.»

Le très énergique Yang Jisheng codirige aujourd’hui à Pékin une revue d’histoire. «A l’époque, dans toute la Chine, le cannibalisme était très courant, nous explique-t-il. Des cadres m’ont parlé de milliers de cas dans leurs régions respectives. Une personne m’a avoué avoir mangé de la chair humaine, et avoir trouvé ça, selon ses mots, "succulent".» Yang, qui vient d’un petit village du Hubei, entame son livre par une scène décrivant son père agriculteur en train de mourir de faim sous ses yeux.


Comme ailleurs en Chine, le gouvernement avait réquisitionné les récoltes pour nourrir les villes et pour l’export, ne laissant rien - ou peu, aux paysans. Alors pensionnaire dans une école, Yang lui-même était relativement bien nourri, car l’Etat allouait, en revanche, suffisamment d’aliments aux établissements scolaires. «A l’époque, j’étais naïf. Je croyais tout ce que le Parti disait et je n’ai pas vraiment compris ce qui se passait.» Au début des années 60, Yang fait des études d’ingénieur à la prestigieuse université de Qinghua, à Pékin, puis entre comme journaliste à l’agence Chine nouvelle, où il fait carrière pendant trente-cinq ans. Il reconnaît volontiers avoir été plus propagandiste que journaliste. Les événements de Tiananmen, en 1989, lui ont ouvert les yeux, dit-il. C’est en 1998, proche de la retraite, qu’il entame plusieurs années de recherche sur cette Grande Famine qui le hante depuis le décès de son père, quarante ans plus tôt. Un secrétaire du Parti lui a raconté le soin avec lequel étaient organisées les visites guidées des communes populaires, où les plants étaient repiqués sur un champ modèle pour faire croire à un miracle agricole, puis remis en place une fois les visiteurs repartis.

Voilà qui pourrait éclairer l’affirmation péremptoire de François Mitterrand, de retour d’un voyage de trois semaines en Chine en 1961, en pleine famine, qui affirme au magazine l’Express: «Le peuple chinois n’est en aucun cas au bord de la famine je le répète afin qu’il n’y ait pas de doute: il n’y a pas de famine en Chine.» L’Occident a mis longtemps à comprendre ce qui se passait. Les premières preuves sont venues sous la forme de documents de l’armée chinoise publiés en 1964 par le New York Times. Ils rapportent les rébellions de soldats dont les parents, restés au village, sont morts de faim. Ces documents, explique Ken Knauss, un ancien agent de la CIA, «avaient été saisis l’année précédente dans l’attaque d’un convoi militaire chinois par les guérilleros indépendantistes tibétains» - alors entraînés, armés et financés par l’agence américaine de renseignements. Mais il faut attendre la publication du recensement chinois de 1982 pour se faire une idée juste de l’impact des politiques maoïstes. En comparant ces chiffres avec ceux du recensement de 1954, la démographe américaine Judith Banister en déduit qu’il y a «un trou de 30 à 50 millions de personnes». «Lorsque j’ai exposé mes conclusions devant des démographes chinois lors d’une conférence du PNUD à Pékin, en 1984, ils ont été très choqués, se souvient Judith Banister. Les chiffres ne mentent pas, et je peux vous dire que cette famine était totalement évitable.»

Une famine purement politique donc qui n’est toujours pas digérée en Chine. «C’est toujours un sujet interdit car le gouvernement qui en est responsable est toujours celui qui est au pouvoir aujourd’hui. Les chefs du Parti communiste sont effrayés à l’idée que les gens puissent douter du Parti, et le rejeter», juge Yang Jisheng qui, pour sa part, évalue le bilan à 37 millions de morts. «Les gens de plus de 60 ans sont plus ou moins au courant de cette tragédie, mais les jeunes absolument pas car cette histoire ne leur est pas enseignée. Pire, ils ne me croient pas quand je tente de les informer», déplore-t-il. Depuis la publication de son livre, Yang a reçu des menaces de mort de la part d’internautes qui l’accusent de salir l’image de Mao, et a porté plainte. « J’espère, soupire-t-il, que mon livre pourra être publié en Chine dans dix ou vingt ans.»

(1) «Hungry Ghosts», Free Press, 1996.

http://www.liberation.fr/monde/0101593908-quand-la-faim-justifiait-les-moyens

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