jeudi 17 décembre 2009

Salves d’Adieu

Selon une vieille tradition, les diplomates britanniques quittant leur poste se lâchaient dans une «lettre d’adieu». Leur prose croustillante vient d’être publiée.


En 1967, Sir Anthony Rumbold, ambassadeur britannique à Bangkok depuis trois ans, écrit : «Le niveau moyen d’intelligence des Thaïlandais est plutôt bas, largement plus bas que le nôtre et bien plus bas que celui des Chinois.» Il poursuit : «Il faudrait être vraiment insensible ou puritain pour affirmer que les Thaïlandais n’ont rien à offrir. Certes, il est vrai qu’ils n’ont pas de littérature, pas de peinture et seulement un genre très particulier de musique ; que leurs sculptures, leurs céramiques et leurs danses ont été empruntées à d’autres et que leur architecture est monotone et leur décoration intérieure hideuse. Personne ne peut nier que parier et jouer au golf sont les principaux plaisirs des riches et que les plaisirs licencieux sont ceux de tous.» Avant de conclure, malgré tout, qu’«il est bon pour un Européen défraîchi de passer un peu de temps parmi un peuple aussi joyeux, extraverti et anti-intellectuel». Il signe et expédie sa lettre au Foreign Office, et rentre en Angleterre.

Cette missive et quantité d’autres du même tonneau, commises par des diplomates britanniques, sont aujourd’hui sur la place publique grâce à la curiosité obstinée d’un journaliste, Matthew Parris. Chroniqueur et journaliste de renom pour le Times, la télévision et la radio, il vient d’en donner lecture au cours d’un programme en cinq volets, intitulé Parting Shots (qu’on peut traduire par Salves d’Adieu) diffusé le mois dernier sur BBC Four. Cinq émissions édifiantes, croustillantes et étonnantes. Un diplomate britannique est, par essence, discret, maître en art de la litote et du politiquement correct. On a donc du mal à en croire ses oreilles, sauf si l’on sait que, jusqu’à une date toute récente (2006), il était de tradition qu’un diplomate britannique quittant son poste rédige une «lettre d’adieu». Envoyée par la valise diplomatique, celle-ci était diffusée à l’ensemble des services du ministère des Affaires étrangères et des missions à l’étranger. Le signataire disposait alors d’une liberté absolue d’expression. En clair, c’était le moment exquis où il pouvait se lâcher. Sir Rumbold n’a pas hésité, de même que nombre de ses collègues.


«Le Nicaragua est un pays de contrastes. L’approche des villes est sordide à un point choquant pour le visiteur venu d’Europe. A notre arrivée, nous avons involontairement provoqué un léger incident vexant en demandant le nom du premier village que nous traversions, juste après avoir quitté l’aéroport. Il s’agissait en fait de la capitale, Managua», écrit, en 1967, Roger Pinsent. «Il n’y a, je le crains, aucun doute sur le fait que le Nicaraguayen moyen est un des plus malhonnêtes, violents et alcooliques de tous les Sud-Américains», ajoute-t-il, avant de concéder que «le Nicaraguayen est fier de son sens de l’hospitalité, qu’il prodigue généreusement à ses amis par le biais d’un océan d’alcools de contrebande». Quant à Sir John Russell, en partance de Rio de Janeiro en 1969, il décrit le Brésil comme un pays «fichtrement mal géré», où la corruption sévit à un point tel que vous pouvez «acheter n’importe quoi, d’un permis de conduire à un juge de la Haute Cour. […] Les Brésiliens sont encore terriblement un peuple de seconde classe, mais il est également clair qu’ils sont en route vers un avenir de première classe». Au Canada, lance pour sa part Lord Moran, pliant bagage à Ottawa, en 1984, «on ne vit pas la féroce compétition de talents en vigueur au Royaume-Uni.Quiconque à peine modérément bon dans ce qu’il fait, que ce soit en littérature, en théâtre, sur des skis ou quoi que ce soit, a tendance à devenir une icône nationale».

Les services diplomatiques et la politique étrangère du Royaume-Uni sont également à la fête. Sir David Gore-Booth, ambassadeur en Inde en 1999, dénonce «l’incapacité [du Foreign Office] à se débarrasser de son image de porteur de chapeau melon et costume rayé, doté d’un goût immodéré pour le champagne». Et Ralph Selby (...) «La vie d’un ambassadeur moderne n’est pas toujours aussi luxueuse qu’elle peut parfois paraître pour un œil extérieur, ajoute-t-il. Quand, par exemple, les plus exigeants de mes invités laissent leurs bottes à leur porte pour être nettoyées, elles le sont bien évidemment et, j’ose espérer, aussi bien que dans l’armée. Mais en fait, c’est moi qui les ai nettoyées dans la mesure où, de nos jours, il n’est pas facile d’embaucher du personnel qui soit prêt à lécher les bottes des autres.»

(...)

Des lettres d’adieu avaient toutefois déjà fait l’objet de fuites dans la presse, avec parfois des effets politiques majeurs. Ce fut le cas de celle que Nicholas Henderson, ambassadeur en France, envoya à son départ de Paris en mars 1979. Il s’agit alors de son dernier poste, il n’a rien à perdre et rédige une lettre impitoyable «dont le contenu dépasse probablement le rôle d’un ambassadeur», reconnaît-il. Méthodiquement, paragraphe après paragraphe, s’appuyant sur des statistiques, il dresse le constat désespérant du déclin du Royaume-Uni comparé à la prospérité française et allemande. En France, «dans beaucoup de déclarations publiques, le Royaume-Uni est mentionné comme l’exemple à ne pas suivre si l’on veut éviter des désastres économiques», écrit-il. En avril 1979, sa lettre est publiée pratiquement in extenso dans The Economist en pleine campagne pour les élections générales, portant un coup sévère au Parti travailliste alors au pouvoir. Margaret Thatcher est élue. Et Nicholas Henderson, au lieu de prendre sa retraite, hérite d’un dernier poste, le plus prestigieux de tous : l’ambassade de Washington.

L’administration Blair sonne le glas des «adieux»

Après cette affaire, les fuites sont devenues de plus en plus fréquentes et le contenu des lettres de moins en moins drôle. En 2006, des extraits de la lettre d’adieu de Sir Ivor Roberts, ambassadeur à Rome, sont publiés dans The Independent quelques heures à peine après leur envoi au Foreign Office. «Est-il possible qu’en nous débattant au milieu d’un monceau de business plans, de révisions des capacités, d’audits de compétences, d’évaluations basées sur rien et autres excroissances de l’âge du management, nous ayons en fait oublié en quoi consiste vraiment la diplomatie?» s’interroge-t-il. La question est perçue comme une attaque directe contre le Premier ministre Tony Blair, accusé depuis un bon moment de ne gouverner qu’avec son armée de spin doctors, ces experts en communication et manipulation des médias. Quelques heures après la mise en kiosque de The Independent, une circulaire sonne le glas de la tradition de la lettre d’adieu des ambassadeurs. «C’était la seule et unique fois dans sa carrière qu’un haut fonctionnaire pouvait dire vraiment ce qu’il pensait. Et certains le faisaient. Les en empêcher est absurde», regrette Sir Robin Renwick, ambassadeur à Washington de 1991 à 1995. (...)

Libération.fr

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