vendredi 13 juillet 2007

MON AMÉRIQUE À MOI • Adieu, pays des libertés... par Jeff Danziger

MON AMÉRIQUE À MOI • Adieu, pays des libertés...

Les Américains ont désormais besoin d'un passeport même lorsqu'ils se rendent dans les pays frontaliers. Le chroniqueur et dessinateur Jeff Danziger, qui vient tout juste de recevoir le sien, se moque du patriotisme dégoulinant de la nouvelle pièce d'identité.

Le gouvernement américain vient d'annoncer que l'emblème des Etats-Unis, le pygargue [son nom anglais, bald eagle, signifie littéralement : aigle chauve], a été retiré de la liste des espèces menacées. Sa chasse est toujours interdite, mais on ne peut plus brandir la menace de sa disparition pour protéger son habitat. Cela signifie que des routes pourront être construites et des arbres coupés dans les montagnes où il trouve refuge. On peut faire confiance au gang Bush pour ne pas laisser la survie de l'emblème national nous empêcher de gagner quelques dollars.

Une autre nouvelle a semé l'affolement dans toute l'Amérique : le département d'Etat a pris un énorme retard dans la délivrance des passeports. Seuls 18 % environ des Américains en possèdent un. Jusqu'à présent, nous n'avions pas besoin de passeport pour rejoindre la plupart de nos lieux de vacances. Mais, à cette époque de "terreur" qui est la nôtre, il nous en faut un pour chaque visite à nos amis* du Nord et nuestros amigos du Sud et, ce qui est plus important encore, pour pouvoir rentrer à la maison ensuite [les Américains sont désormais obligés de détenir un passeport pour se rendre au Canada, au Mexique, aux Bermudes et dans les Caraïbes]. La demande de passeports a donc été aussi soudaine que massive : on parle aujourd'hui de délais de plusieurs mois.

Je viens juste de recevoir la version remaniée et relookée du mien. Il y a sur la couverture un petit truc bizarre, qui a l'air électronique et ressemble au logo de la chaîne de fast-food Burger King. Il contient apparemment une sorte de puce qui permet au gouvernement de savoir où je me suis rendu. Mais les Américains n'aiment pas l'idée que le gouvernement puisse faire ce genre de chose. Alors, pour parer à toute accusation d'entrave à la liberté, le nouveau passeport dégouline de patriotisme. Les pages réservées aux diverses mentions, qui portaient auparavant une empreinte légère des sceaux des cinquante Etats, sont maintenant une véritable parade des grands symboles patriotiques – parmi lesquels figure le pygargue susmentionné.

Sur la première page, on peut voir Francis Scott Key, l'auteur des paroles de The Star-Spangled Banner [la Bannière étoilée], en train de contempler le fort McHenry en composant les paroles de notre hymne national impossible à chanter. La page suivante comporte une citation du discours de Lincoln à Gettysburg, discours qui est devenu parole d'Evangile dans ce pays. Sur la troisième page, face à ma photographie d'identité et aux renseignements sur ma personne, figurent une énorme tête d'aigle, une gerbe de blé, un drapeau et le préambule de la Constitution. L'aigle affiche une expression étrangement vide. Pour une raison inconnue, le gouvernement fédéral, qui l'utilise partout et l'appose aussi bien sur les camions de la poste que sur les avertissements sanitaires, n'arrive pas à se décider à donner au volatile une expression furieuse, légèrement irritée ou paternelle. Cet aigle-là, qui baisse le regard vers ma photo d'identité où je louche un peu, a l'air plus tolérant qu'à l'accoutumée. Et pour cause : il a une bonne provision de blé à portée de bec.

Dans les pages suivantes commencent les vraies frivolités chauvines. On se croirait dans un véritable road trip. Des silhouettes de cactus se profilent sur un décor de désert. Viennent ensuite les montagnes Rocheuses, sous une citation pneumatique de Daniel Webster, la Cloche de la liberté, la bonne vieille Déclaration d'indépendance, l'Independence Hall et une citation plutôt maigre de George Washington, qui n'était pas homme à déclarations. Le stock de vues panoramiques ayant été épuisé dès la dixième page, on passe alors aux voiliers et aux phares. On a ensuite droit à un autre aigle, cette fois à l'air un peu plus "rapace", lorgnant l'arrière-train de bisons bien gras en train de paître sur la page d'en face. Les pages 14 et 15 montrent les quatre présidents sculptés sur le mont Rushmore sous une citation de John Kennedy. La page 16 offre une citation de Theodore Roosevelt, que l'on vient d'apercevoir sur le mont Rushmore, au-dessus du grand Mississippi, l'Old Man River [le "vieil homme", surnom donné au fleuve], et un bateau à vapeur. Viennent ensuite des canards. Puis encore du blé, des vaches à longues cornes et des cow-boys, un joli petit train, un ours en train de manger du poisson au pied d'un totem et enfin une vue du cosmos.


Il y a des citations de tous les grands noms habituels, Eisenhower, Martin Luther King, Lyndon Johnson, et même d'un Indien anonyme. Elles ont toutes un caractère plutôt non définitif, non menaçant et plein d'espoir. Vers la fin se trouvent quelques mots de l'essayiste et universitaire Anna Julia Cooper, née de parents esclaves, qui est la seule femme citée et qui dit que la liberté est le "droit inaliénable de l'humanité". A la dernière page on a même droit à quelques paroles d'encouragement pour l'avenir signées Ellison S. Onizuka, le premier Asiatique à être allé dans l'espace, décédé en 1986 dans l'explosion de la navette Challenger. Difficile d'opposer une objection à quoi que ce soit de tout cela.

Le résultat final est que tout sentiment d'affection que l'on pourrait éprouver pour le pays ou son histoire est transformé en farce. Ces symboles usés, ces scènes communes, ces versions en carton-pâte de nos héros et ces citations ronflantes y sont présentés comme la véritable Amérique. Nous avons, bien entendu, une leçon à tirer du fait que cette mise en scène a été conçue sous un gouvernement qui est sans conteste le pire de notre histoire récente. Mais je n'ose pas imaginer laquelle.

J'ai toujours aimé l'aigle qui symbolise les Etats-Unis. Ce dont il a vraiment besoin aujourd'hui, c'est d'une protection contre les bateleurs du cirque patriotique et leurs tentatives de dissimuler l'érosion des libertés des Américains.

*En français dans le texte

Jeff Danziger

1 commentaire:

LeoGomes a dit…

Cool... deux mois pour recevoir un passeport n'est plus un privilège exclusivement brésilien :D