En mars dernier, la linguiste Ana Suelly a pu vivre auprès des Indiens Zo’és de l'Etat du Pará (dans le nord du Brésil). Ce peuple, récemment contacté, a réussi à préserver son mode de vie malgré les incursions sauvages des missionnaires et la déforestation.
Propos recueillis par Christine Lévêque.
Combien de langues indigènes ont-elles été recensées à ce jour ?
ANA SUELLY: Les plus récentes estimations réalisées par le grand linguiste Aryon Dall’Igna Rodrigues en 2009 font état de 190 langues indiennes parlées au Brésil. Certaines d’entre elles ne sont plus parlées que par un petit groupe de personnes âgées.
Comment peut-on communiquer avec un peuple jusqu’ici non contacté ?
Il y a deux possibilités : soit l’équipe qui réalise le contact emmène avec elle des interprètes qui parlent une langue proche de celle parlée par le groupe contacté. Soit la communication se déroule à travers des gestes, des mimiques, etc.L’important, c’est d’essayer d’apprendre le plus vite possible la langue du peuple contacté, lorsque la situation de contact le permet [ces peuples sont si menacés que leur langue risque de s’éteindre avec eux brutalement].Le Brésil a des amérindianistes très compétents, qui ont beaucoup d’expérience dans l’identification des vestiges laissés par les peuples non contactés des sertões [les espaces inexplorés] de l’Amazonie. C’est ainsi qu’ils parviennent à identifier des familles ethniques d’Indiens isolés et à faire des prédictions linguistiques correctes. Ils déterminent l’origine des langues des Indiens en situation de contact (par exemple s’il s’agit d’une langue tupí, ou d’une langue pano, etc.).Les personnes qui approchent les Indiens se doivent de parler correctement la langue native. C’est une question importante pour les Indiens. C’est une démonstration du respect absolu qui doit être fait à leur culture.
Vous êtes spécialiste des Zo’és. Pouvez-vous nous raconter votre expérience auprès d’eux ?
Tout d’abord, je me considère encore comme une apprentie de la langue et de la culture zo’é. Je saisis toutes les occasions possibles de retourner chez eux afin de me perfectionner.J’ai appris l’existence des Zo’és en l'an 2000 par une amie journaliste, Eliana Lucena, qui se préparait à partir sur le terrain avec Sydney Posuelo, le président de la Fédération nationale de l'Indien (FUNAI) de l’époque. Il y avait aussi un fonctionnaire de l’Etat qui devait décider de l’expulsion des missionnaires [évangéliques] de la terre ou vivaient les Zo’és. [Les missionnaires, tant évangéliques que catholiques, sont encore actuellement très offensifs vis-à-vis des tribus d’Indiens, en particulier isolés, qu’ils cherchent à convertir à tout prix. Leur action est très dangereuse et a un impact déstructurant sur l’organisation socioculturelle des Indiens.]Eliana a enregistré des conversations chez les Zo’és et m’a rapporté la cassette. Je l’ai toujours avec moi. C’est comme cela que j’ai commencé à étudier la langue zo’é, que j’ai depuis classée dans la famille linguistique des Tupís-Guaranís.
Que sait-on de l’histoire des Zo’és ?
Les premières informations sur les Zo’és ont été rapportées par des pilotes de l’armée de l’air brésilienne, qui les ont aperçus dans les années 1970. Ensuite, il y a eu quelques récits en provenance des missionnaires ou des agriculteurs des terres voisines.Les récits mêmes des Zo’és sur leur passé ne mentionnent que quelques rares épisodes faisant référence au monde des non-Indiens, qu’ils appellent les kirahi. En revanche, les recherches que je pratique sur l’étude de la langue zo’é dans une perspective historique ont révélé des contacts pré-historiques des Zo’és avec des groupes [d’Indiens] Karibs et aussi avec des individus parlant la langue la plus couramment pratiquée en Amazonie.
Quel est votre meilleur souvenir sur le terrain ?
Les bons souvenirs auprès des Zo’és sont si nombreux !En mars dernier, la FUNAI m’a autorisé à vivre une expérience que j’attendais depuis dix-sept ans : j’ai pu séjourner parmi les Zo’és dans la forêt, en parcourant des chemins qui jusqu’à présent n’avaient été foulés que par eux seuls. Un jour d’avril, après une expédition de plus de cinq heures de marche dans la forêt, un petit Zo’é de huit ans, mignon, gracieux, au pas léger et à la voix douce, m’a embrassé délicatement et, en me regardant dans le fond des yeux, m’a dit : Ãn, de a’új ! ["Ana, tu es bonne" ; a’uj peut être traduit par un mélange de bonté et de beauté]. La déclaration de ce petit Zo’é a été la plus belle manifestation d’amitié que j’ai jamais reçue de ma vie. Il m’a transmis un sentiment d’une telle pureté….
Comment vont les Zo’é en ce moment ?
Les Zo’és reçoivent actuellement une bonne assistance sanitaire. Leur indice de mortalité est inférieur à celui des naissances. Ils s’en sortent bien pour cultiver la terre, chasser, faire la cueillette et pêcher, ce qui indique un bon degré de vitalité.En revanche, ils subissent toujours des menaces. Notamment de la part des missionnaires qui recrutent d’autres Indiens pour les évangéliser. Ils les envoient convaincre les Zo’és de sortir de leurs terres officiellement protégées. Les missionnaires veulent également établir des échanges commerciaux et ils leur vendent des denrées industrielles, comme du sucre ou du sel, qui mettent leur santé en danger.
Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur les peuples d’Indiens isolés ?
La déforestation démesurée de l’Amazonie. Elle est provoquée par la convoitise des grands propriétaires terriens [et des multinationales du bois et du pétrole, ainsi que de l’agro-industrie et de l’industrie pharmaceutique].Les Indiens sont aussi menacés de l’intérieur par l’ignorance. Les Brésiliens dans leur grande majorité ne sont pas éduqués à prendre en compte l’existence des Indiens. A l’école, on les mentionne à peine dans les livres d’histoire. Il faudrait une volonté politique sérieuse pour éduquer les jeunes et les former à préserver le patrimoine naturel et humain du Brésil. Il est urgent de promouvoir une politique économique qui respecte l’équilibre entre l’homme et la nature.
La politique du gouvernement du président Lula est-elle adaptée à la réalité des peuples isolés ?
Il reste encore beaucoup de chemin à faire pour protéger les Indiens. Le Département des Indiens isolés (de la FUNAI) est un des plus compétents. Mais il faudrait accorder à cette institution les moyens nécessaires pour que les programmes positifs puissent se développer pleinement. L’urgence est grande aujourd’hui, il faut agir vite.
Ana Suelly Arruda Câmara Cabral est née à Natal dans le nord-est du Brésil. Elle a fait des études d'art et de linguistique appliquée à la Sorbonne. Après sept ans passés en France, elle rentre au Brésil et fait la connaissance des Indiens de l'Etat d'Acre [dans le nord-est]. Cette rencontre détermine une nouvelle direction dans sa vie. Dès 1982, elle dirige ses études vers la linguistique historique. Ses recherches la mène sur le terrain dans plusieurs Etats d'Amazonie (Acre, Mato Grosso, Rondônia, Pará). De 1989 à 1995, elle obtient un doctorat de l'université de Pittsburgh (Pennsylvanie). En 1992, elle obtient une bourse pour étudier la langue des Zo'é. [un peuple d'Indiens récemment contacté].
Courrier intl.
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