Le Monde
"La société est en miettes", martèle David Cameron, le candidat tory aux élections législatives prévues le 6 mai. Sans conteste, le Royaume-Uni accumule les mauvaises performances. Il est le champion d'Europe en matière d'obésité, de grossesse de ses adolescentes ou encore de violence. Il est largement au-dessus de la moyenne des pays de l'OCDE en termes de mortalité infantile ou de consommation de drogue et d'alcool. Et, pour l'Unicef, il n'y a pas pire pays où passer son enfance.
Le leader du parti conservateur affirme avoir la solution. C'est la big society, faite d'une cohorte de volontaires qui restaureraient le lien social si mal en point. "Pourquoi notre société est-elle en miettes ? Parce que le gouvernement se mêle de tout. Parce qu'il est trop gros. Et a sapé le sens des responsabilités des uns et des autres", explique le leader des conservateurs.
C'est Phillip Blond, celui que la presse appelle le "tory rouge", qui l'a inspiré dans cette analyse. Pour cet ancien professeur de théologie, le développement de l'Etat providence dans la foulée de la seconde guerre mondiale a détruit les corps intermédiaires - famille, syndicats, associations - et il est urgent de les restaurer.
Pour autant, l'analyse ne convainc pas les Britanniques, puisque M. Cameron ne parvient pas à s'imposer dans les sondages à un niveau qui lui assurerait une majorité au Parlement. Peut-être ses concitoyens perçoivent-ils intuitivement que le problème est ailleurs.
Pour Richard Wilkinson et Kate Pickett, deux épidémiologistes britanniques, cela ne fait aucun doute : les inégalités économiques sont à l'origine du mal-être de la société britannique. Ils en font la démonstration éclatante dans un livre publié en mars 2009 (The Spirit Level : why equality is better for every one, traduit en français chez Demopolis sous le titre L'égalité, c'est la santé, 278 pages, 21 euros).
Au départ, les deux universitaires voulaient comprendre pourquoi les populations les plus démunies étaient aussi celles qui étaient les plus malades (dépression, obésité, alcoolisme...). Après avoir lu l'abondante littérature sur le sujet, et compacté des centaines de statistiques, ils ont trouvé une forte corrélation entre les inégalités de richesses et celles de santé.
Ils ont élargi leur travail à d'autres indicateurs : mobilité sociale, performances scolaires, homicides, population carcérale, confiance... Bingo ! A part le taux de suicide et la consommation de cigarettes qui font exception, ça colle. La corrélation est bel et bien là. Plus l'écart entre riches et pauvres est élevé, plus la société est en miettes.
Et justement, le Royaume-Uni a beau être la 7e puissance économique mondiale, il est, en la matière, mal placé. Selon les données des Nations unies, il y a un rapport de un à sept entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches. Sur les 20 pays que les auteurs ont étudiés, seuls le Portugal, les Etats-Unis et Singapour font pire. Les plus égalitaires sont le Japon, la Norvège et la Suède, où les plus aisés sont moins de quatre fois plus riches que les plus démunis.
Comment expliquer un tel lien de cause à effet ? Les deux épidémiologistes assurent qu'il faut chercher du côté de la hiérarchie sociale et du stress qu'elle génère. Stress qui induit des comportements - manger trop, boire démesurément, se droguer... - destructeurs de l'harmonie sociale. Ils racontent une expérience faite sur une communauté de singes macaques, auxquels on avait appris à s'injecter de la cocaïne en appuyant sur une manette. Les "dominants" sont restés relativement abstinents quand les plus faibles se sont goinfrés.
Moins scientifique mais tout aussi convaincant, le témoignage de cet ouvrier de Rotherham, dans le Yorkshire au nord-est de l'Angleterre, que M. Wilkinson et Mme Pickett reprennent. L'homme raconte ce qu'il a ressenti quand il a dû s'asseoir à côté d'une jeune femme issue de la classe moyenne : "Cette vache arrogante, vous savez, mince, attirante." Il s'est senti gros. S'est mis à transpirer. Et d'imaginer les pensées de sa voisine : "Ecoute, toi, salaud, ne t'approche pas de moi. On paye pour ne pas avoir affaire à de la racaille comme toi."
En 1937, le 1 % de la population britannique la plus riche recevait 12,57 % des revenus. Ce taux est ensuite descendu régulièrement - avec la montée en puissance du Welfare State - pour représenter 4,17 % en 1976, avant de remonter à 10,03 % en 2000, son niveau le plus élevé depuis la seconde guerre mondiale. C'est sous Margaret Thatcher, qui gouverna le pays entre 1979 et 1990, que les inégalités ont explosé. Et ni John Major, qui lui a succédé, ni les travaillistes Tony Blair et Gordon Brown n'ont réussi à inverser la tendance. "Dans les années 1980, expliquent M. Wilkinson et Mme Pickett, l'écart entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres s'est accru de 60 %."
Le Labour, à Downing Street depuis 1997, a injecté beaucoup d'argent pour tenter de redresser la situation. Les plus démunis ont vu leur situation s'améliorer en termes absolus. Mais pas de manière relative. Car, dans le même temps, les rémunérations du haut de l'échelle se sont envolées. En 1998, Peter Mandelson, aujourd'hui ministre du commerce de M. Brown, avait assuré à des informaticiens californiens : "Cela ne nous (les travaillistes) pose aucun problème que des gens deviennent outrancièrement riches." Il avait tort.
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