mardi 9 juin 2009

"On nie l'existence des Noirs en Argentine"

BUENOS AIRES

Fille d'immigrants venus du Cap Vert, Miriam Gomes défend la diffusion de la culture « afro » en Argentine. C'est une des organisatrices du festival "Argentina Negra", qui s’est déroulé le samedi 30 mai dans l’hôtel Bauen, à Buenos Aires. Voici son point de vue sur le fait d'être noir dans un pays si fier de sa descendance européenne


Lepetitjournal.com: Le nom du festival est "Argentina Negra". C’est une sorte de provocation?

Miriam Gomes: Non, pas du tout. On pense qu’il existe une Argentine qui est noire, mais qui est cachée, et on veut la dévoiler. Quoi qu'il en soit, le nom du festival sert aussi à attirer l'attention.

LPJ: Selon un recensement de 1778, dans la ville de Buenos Aires, environ 30% de la population était noire, tandis qu’à Tucumán ou Mendoza, presque la moitié des habitants étaient des Noirs. Selon vos calculs, il y aurait, aujourd'hui, environ 2 millions d’afro-descendants. Pourquoi sont-ils si peu visibles ?

MG: D'abord, parce que quand les gens nous voient dans la rue, ils pensent que nous sommes des étrangers. Ils se disent « En Argentine il n’y pas de Noirs, elle doit être uruguayenne ». Donc, on nie l’existence des Noirs argentins. La deuxième raison est qu’on nous rend invisibles dans les médias. Nous n'avons pas une présence régulière dans la presse, ou à la télé. Ensuite, on a disparu de l'histoire argentine au XIXe siècle, parce qu’à ce moment-là, l'Argentine a commencé à écrire une histoire dans laquelle nous n’étions pas présents. Alors, à l’école on n’apprend pas notre rôle dans l’histoire. On parle seulement de notre disparition.
Et donc, les gens pensent que s’il y a un Argentin noir c’est par accident, que nous ne sommes pas des compatriotes.

LPJ: Quel est le profil des afro-descendants en Argentine ?

MG: Tout d'abord, il y a les descendants des Africains qui sont venus en Amérique comme esclaves, à partir du XVIe siècle jusqu'au XIXe. Deuxièmement, il y a les descendants des immigrants du Cap-Vert, qui sont arrivés entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Il y également l’immigration des « afro-américains » qui sont venus en provenance d'autres parties de l'Amérique Latine, et qui sont eux aussi le produit de la traite négrière. Et je ne veux pas oublier les nouveaux arrivants de l'Afrique de l'Ouest, qui ont commencé à entrer en Argentine à partir des années 1990, arrivés du Sénégal, de la Guinée, du Mali, de la Mauritanie et du Libéria.

LPJ: Vous êtes la fille d’un immigrant du Cap-Vert. Comment ces immigrants sont-ils arrivés en Argentine?

MG: Je fais partie de la deuxième génération de Capverdiens en Argentine. Ils sont arrivés dans des circonstances très particulières. Dans les années 1920, l'Argentine voulait se doter d’une marine marchande et d’une marine de guerre. Mais il n’y avait pas de marins expérimentés, alors l’État est allé les chercher aux îles du Cap-Vert. Cela a généré un flux migratoire. Ce flux migratoire s’est arrêté dans les années 1950 à cause de l’arrêt du développement du transport maritime argentin.

LPJ: Y-a-t-il de la discrimination envers les afro-descendants?

MG: Sans aucun doute. Etre noir n'est pas la chose la plus désirée. D’abord, la couleur noire a une connotation négative: le noir est laid, sale, corrompu, mafieux. En plus, on s’en sert pour désigner les mauvaises choses: « une soirée noire », « le travail au noir », etc.


LPJ: Vous êtes professeur de littérature. Est-ce que vous avez subi ce racisme pendant vos études universitaires ?

MG: Oui, je l’ai vécu à l’université, et aussi à l’école. Au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle sociale, la discrimination est de plus en plus dissimulée, mais elle existe toujours.
Par exemple, à la fac, j'ai remarqué deux types d'attitudes différentes envers moi: soit on m’ignore complètement, soit on me porte trop d'attention. On me dit: «Qu’est-ce que t'as fait à tes cheveux ? Où est-ce que t’as acheté ces vêtements ? ». Ce type de commentaires met en évidence que je suis un peu exotique, différente.

Propos recueillis par Martin Fossati (www.lepetitjournal.com - Buenos Aires) le 9 juin 2009

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