(De Montréal) Christian Rioux a connu une expérience malheureuse l'autre jour dans une entrevue où il vilipendait l'usage excessif de mots anglais en France. Il s'en est ouvert dans sa chronique du Devoir :
« Tout allait comme sur des roulettes, jusqu'à ce que l'animatrice dégaine la question qui tue : “Alors, si le français se porte si bien chez vous, expliquez-nous pourquoi tant de jeunes Québécois chantent en anglais et pourquoi, dans le dernier film de Xavier Dolan [‘Les Amours imaginaires’, ndlr], il n'y a pas une phrase sans un mot anglais ? ” »
Le constat est aussi brutal qu'exact. Il me semble aussi qu'il y a une montée du nombre de mots anglais dont on saupoudre volontairement nos dialogues -à l'écran comme à la ville. Rioux nous avertit :
« Qu'on se le dise, nous n'abuserons plus très longtemps les Français [car] ils ne sont pas plus sourds que nous quand ils débarquent à Dorval [aéroport qui dessert Montréal, ndrl]. »
Le militant du français correct Gaston Bernier lui a emboîté le pas dans le même journal en ajoutant ceci :
« De méchantes langues ont parfois affirmé que si des artistes faisaient dans le franglais ou dans le joual [parler québecois, ndlr], c'était qu'ils seraient bien en peine d'accorder les participes passés, de mettre une virgule ou un point-virgule à la bonne place, d'identifier un synonyme d'un mot qui vient d'instinct ou le mot français qui correspond à un mot d'origine anglaise implanté en sol québécois. »
Il nous apprend même quelques mots au passage (à moi en tout cas) lorsqu'il décrit notre doxa linguistique :
« Conservatisme ambiant en la matière, inutilité des efforts (lesquels ne rapporteraient rien), psittacisme (répétition mécanique de mots ou d'expressions par un sujet qui ne les comprend pas) ou panurgisme (comportement selon lequel on agit pour faire comme tout le monde). »
Je n'en disconviens pas et j'ai moi-même, il y a quelques années, encouragé la Fédération des journalistes à lancer un programme volontaire par lequel ses membres se faisaient corriger leurs erreurs par des terminologues par le truchement d'un courriel hebdomadaire personnalisé. Je souhaiterais que cette initiative s'étende au-delà de la seule faune journalistique.
J'estime cependant que si le français québécois souffre « d'en bas », de la langue telle que pratiquée au quotidien, le français de France, lui, souffre « d'en haut ».
La différence entre le phénomène français et le phénomène québécois, ou du moins une différence, est qu'ici, les institutions ont encore le réflexe de protéger le français alors qu'en France, elles succombent à l'appel et en répercutent le pouvoir d'attraction.
Et par institutions, je pense autant aux tentacules de l'État qu'aux grandes entreprises. Comme je le notais déjà l'an dernier sur Rue89 :
« La chaîne d'alimentation Champion se rebaptise Carrefour Market, son concurrent Auchan affiche Simply Market et le groupe Casino lance Leader Price. […] On savait qu'Air France avait renommé sa carte de fidélité Fréquence Plus en Flying Blue. On note maintenant que les aéroports de Lyon se sont rebaptisés Lyon Airports [mise à jour : avant que le préfet n'intervienne et n'annule cette opération de rebranding qui aura coûté 200 000 euros en pure perte]. »
Il a fallu l'action d'activistes pour que la région de la vallée de la Loire renonce à s'afficher, même localement, sous le vocable Loire Valley. La Compagnie française des Jeux n'hésite pas à clamer dans ses pubs « J'ai la wiiin ! » et la Banque nationale de Paris propose aux jeunes ses produits Ze Box et Naked Land.
Je ne vous explique pas. Le patronat mène le bal. Son organisation nationale, le Medef, avait réuni ses états généraux l'an dernier sous le thème unilingue « Go for benchmarking ! » et a consenti cette année à un thème bilingue : « Vivement l'avenir/Ready for the future ». C'est pourtant une rencontre ouverte aux seuls patrons français.
Lagarde, la « carpette anglaise »
La ministre française de l'Economie, Christine Lagarde, a reçu en 2007 le convoité prix de la « Carpette anglaise » pour avoir communiqué en anglais avec ses propres fonctionnaires -ce que font déjà de grandes entreprises de France.
Et la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse, l'a obtenu en 2008 en affirmant qu'elle ne militerait pas « pour imposer l'usage déclinant du français dans les institutions européennes », même pendant la présidence française de l'Union.
Fin 2010, Marseille a adopté un nouveau slogan : « Marseille on the move ». En Savoie, on signale dans la station de Tignes l'ouverture d'un Bike Park qui offre aux Mountainbikers du downhill, du free style, des jumps et un single track.
Et la Conférence des évêques de France est venue bénir la dérive en lançant en avril une campagne de pub où on voit le macaron : « Jesus is my boss ».
Les médias ne sont pas en reste. Je me suis amusé à relevé l'utilisation de l'anglais dans la seule titraille interne du numéro été du magazine Elle. Avec le make-up on a une « Bonne note fashion », bien sûr.
Des lunettes sont hot couture (je pardonne car il y a jeu de mots), on présente le mannequin Golonovanoff on holiday (autre jeu de mots), qui nous présente son summer best !
La page « Do it yourself » présente le Short Patch, step by step. Il y a la page Beauty Bar, non loin d'une photo équestre de Sophie Marceau présentée comme une pretty amazone. Normal, car l'article est titré : « Dreams are sa réalité ».
Puis vient la section « La plus belle pour aller clubber » qui présente les styles glam rock, chic sixties, rodeo style et disco girl. Non, je n'ai pas fait de cherry picking, c'est la liste complète, 100% angliche.
Une salade plus light ou plus veggie ?
Et sur Rue89 ?
Live blogging, making of, tchat, newsletter… A Rue89, on contribue (un peu) à cette l'anglicisation.
Ainsi, sur vingt et un articles en colonne centrale du site à l'heure où sont écrites ces lignes, trois articles comportent un mot tiré de l'anglais dans leur titre :
L'assaut anglophone est moins complet dans la section salades : 2/8 seulement avec « la plus light » et « la plus veggie ». On se reprend dans la section « Vie privée » avec « Boostez votre créativité », « Addict au régime » et avec Cœur de pirate qui présente ses « cantines healthy » à Paris.
Mon argument est le suivant : on trouve tout plein d'anglicismes au Québec, y compris, ça et là, dans la communication des médias, des publicitaires et entreprises et des institutions. Mais le niveau atteint aujourd'hui en France provoquerait un haut-le-cœur immédiat chez les responsables québécois de ces institutions.
http://www.rue89.com/quebec89/2010/11/16/le-haut-le-coeur-dun-quebecois-face-a-langlicisation-de-la-france-175977
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