jeudi 10 février 2011

"M. Hessel, vous ne m'apparaissez pas fidèle à l'universalité de nos valeurs"

LEMONDE.FR

Cher compagnon de combat,

Je suis, M. Hessel, votre aîné de trois ans, ancien engagé volontaire des Forces françaises libres avec Leclerc. Nous avons mené la même lutte contre le nazisme. Vous avez été "témoin" (je cite une interview) de l'élaboration de la Déclaration universelle des droits de l'homme. René Cassin, en fut le maître d'œuvre et vous lui rendez hommage. J'ai eu moi-même le privilège de l'associer à certaines actions mémorielles alors qu'il était président de l'Alliance israélite universelle. A ma modeste mesure, je milite en suivant sa voie.

A travers l'ample succès rencontré par votre opuscule, c'est notre combat pendant la guerre qui est honoré. Comment ne pas vous en savoir gré ? Oui, vous faites bien avec votre enthousiasme d'éveiller les consciences des jeunes face à tous les pouvoirs sans contrôle, souvent en quête de boucs émissaires. Nous ne sommes pas en 1929, mais les engrenages peuvent aller si vite… Face à la résignation, il faut toujours préparer une culture de résistance. Mais je suis rassuré, car les jeunes, devançant votre livre, ont témoigné d'"indignations" multiples ces dernières années.

Vous avez publié dans une collection qui porte un fort beau titre : "Les hommes qui vont contre le vent". Nous le fûmes comme résistants et, permettez-moi cette pointe d'humour, je le serai encore en n'allant pas totalement "dans le vent" d'unanimité qui a accueilli votre livre. Je note que votre propos, lui, est largement "dans le vent" de ces dernières années. Certains résistants partageront vos options, d'autres ne se reconnaîtront pas dans votre "nous" collectif.

Mais ce qui devrait "nous" unir c'est un combat pour que "tous les Etats s'engagent à respecter les droits universels" de l'homme (sic). Et là, vous me voyez perplexe. Car vous n'évoquez dans votre livre que la situation en Palestine, votre "principale indignation". Il y a, qui ne le sait, matière à s'indigner tant du côté palestinien qu'israélien. Mais pourquoi "principale" ? Il est des lieux où le malheur est, ou a été, plus grand qu'en Israël et en Palestine : la Tchétchénie, le Tibet colonisé et opprimé depuis soixante ans, le Darfour avec ses populations noires massacrées par des milices arabes, le Kurdistan… Ne méritaient-ils pas au moins une mention ? Les victimes y sont cent, mille fois plus nombreuses qu'en Palestine. Que de Münich aujourd'hui, contre lesquels nous nous sommes dressés hier ! Prônerez-vous le boycott de la Chine, de la Russie, de l'Iran qui pend ses opposants ou lapide ?

Rien sur ce qui devrait être pour vous une indignation majeure : la présidence de la commission des droits de l'homme de l'ONU confiée… à la Libye tortionnaire des infirmières bulgares et d'un Palestinien. Au lieu de vouloir présider un nouveau colloque en faveur du boycott d'Israël, n'y a-t-il pas urgence à réfléchir, avec mesure, à la double légitimité qui anime les peuples israélien et palestinien ? Et au moins autant, au statut des minorités en terres d'Islam après les massacres récents de chrétiens dont vous n'avez pas (ou peu ?) parlé, tout comme de la situation dans les pays arabes contre laquelle se sont "indignés" les jeunes en Tunisie, et qui ne semble pas vous avoir fortement mobilisé. Pas un mot sur la conférence de Durban confisquée par nombre d'Etats (dont nous avions prôné l'indépendance) au profit de la seule cause palestinienne, écran de fumée devant leurs exactions.

JE NE VOUS RECONNAIS PLUS

Ah, si vous aviez mis votre nom et votre plume au service de toutes ces victimes qui ne sont pas des "nanties" médiatiques, vous seriez véritablement allé "contre le vent" de la raison d'Etat et des intérêts économiques. A vous lire, "universel" me semble être devenu "univoque". A Déclaration universelle, indignation universelle, pour tous les "damnés de la terre" et pas sélective pour la Palestine. Sur cette question, je ne vous reconnais plus : omissions, faits tendancieux, discours manichéen. Ce qui me navre c'est que ces excès risquent de décrédibiliser aux yeux des jeunes votre fidélité à nos idéaux et nuire à notre cause pour la paix en crispant les bonnes volontés en Israël.

Dans votre texte, vous vous indignez de ce que des "juifs (les Israéliens) puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre", en vous basant sur le rapport Goldstone, contesté tant par les Israéliens que par le… Hamas ! Vous avez raison. Mais vous ne dites pas que des condamnations ont été prononcées en Israël. On attend la même chose du Hamas accusé lui aussi, vous omettez de le dire, de "crimes de guerre" dans ce rapport. Equité ?


Pas un mot sur le sort de Gilad Shalit, qui a ému la ville de Paris, pris en otage pour être échangé contre des gens qui ont tué ou voulu tuer délibérément et exclusivement des civils. Il est réduit au secret depuis cinq ans, sans recevoir la moindre visite de la Croix Rouge ou colis. Tout cela est-il conforme au droit humanitaire ? J'aurais aimé lire qu'en rencontrant le Hamas vous aviez obtenu au moins une visite.

Enfin, comment pouvez-vous sérieusement écrire que "le Hamas n'a pas pu éviter d'envoyer des rockets" (par centaines) sur les civils israéliens (que vous ignorez) ? Hamas impuissant à Gaza ? Vous prônez la non-violence, mais contre Israël vous "comprenez" le terrorisme au nom du "désespoir", rhétorique commode de tous les fanatismes. Il ne semble pour vous "inacceptable" que parce qu'il est "inefficace". Avons-nous délibérément visé des civils dans des contextes autrement désespérants ? Martin Luther King, qui mit en garde contre les dérapages antisémites de l'antisonisme, n'eut pas recours au terrorisme, ni Gandhi.

M. Hessel, ne vous méprenez-pas : il n'est pas question ici de défendre le gouvernement israélien, durement critiqué dans son propre pays par des journalistes (qui, eux, ne seront pas torturés). Mais Israël comme la Palestine doivent être jugés avec la même rigueur au regard des droits de l'homme. Car ils sont les mêmes en Palestine, au Tibet ou en Israël.

Enfin, M. Hessel, le nazisme que nous avons combattu a voulu détruire les juifs. Cela ne vous gêne-t-il pas de vous trouver aux côtés de gens dont les manifestations sont ponctuées de "mort à Israël" (voire "mort aux juifs" ), d'aller saluer des responsables du Hamas qui nient la Shoah et visent dans leur charte la destruction d'Israël, refuge des rescapés ? Pas un mot d'indignation ni d'appel à la vigilance sur le fait qu'en France de nouveau on agresse des Juifs.

Je voudrais vous dire, M. Hessel que le jour où j'ai libéré avec mon unité un des camps de Dachau, moi le Juif farouchement français, et plutôt critique du sionisme, j'ai compris la légitimité pour les Juifs d'avoir un foyer national, un Etat refuge. S'il avait existé en 1933… ! C'est ce foyer juif qu'Hitler avait promis de détruire au Grand Mufti de Jérusalem, leader des Arabes de Palestine. Il le rencontra à trois reprises.

Aujourd'hui, l'Iran et le Hamas négationnistes le désavoueraient-ils ? Et précisément, le sionisme et la création de l'Etat d'Israël ne sont-ils pas nés de l'indignation des Nations (ONU) après la Shoah et de la révolte des Juifs face à leurs terribles persécutions ? La Déclaration universelle des droits de l'homme et la Déclaration d'indépendance d'Israël datent de 1948, trois ans après Auschwitz. Coïncidence (?).

Je regrette d'avoir à vous le dire, ancien camarade de combat : par vos silences, vos indulgences militantes, vous ne m'apparaissez pas fidèle à l'universalité de nos valeurs. De ce point de vue, le conflit israélo-palestinien peut nous intéresser dans la mesure où, eu égard à sa complexité historique et éthique, il met à l'épreuve notre capacité à appliquer équitablement cette universalité. J'en suis désolé, je ne trouve pas cette équité dans votre livre mais matière à m'"indigner"…

Sidney Chouraqui, avocat honoraire, engagé volontaire des Forces françaises libres

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Dans un  entretien publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 janvier 2011, Stéphane Hessel y explique comment il a pu survivre aux internements successifs à Buchenwald, Dora et Rottleberode, et en arrive au dernier paragraphe (les 19 dernières lignes) à cette conclusion :


Aujourd'hui nous pouvons constater ceci : la souplesse de la politique d'occupation allemande permettait, à la fin de la guerre encore, une politique culturelle d'ouverture. Il était permis à Paris de jouer des pièces de Jean-Paul Sartre ou d'écouter Juliette Gréco. Si je peux oser une comparaison audacieuse sur un sujet qui me touche, j'affirme ceci: l'occupation allemande était, si on la compare par exemple avec l'occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement inoffensive, abstraction faite d'éléments d'exception comme les incarcérations, les internements et les exécutions, ainsi que le vol d'oeuvres d'art. Tout cela était terrible. Mais il s'agissait d'une politique d'occupation qui voulait agir positivement et de ce fait nous rendait à nous résistants le travail si difficile." 

Cet article sorti en 2011 reprend en réalité presque mot pour mot un entretien remontant à 2008, de l'historien Jörg Wollenberg (Université de Breme) avec Hessel.

Le texte de cet entretien de 2008, a été publié dans un supplément à la revue "Sozial Geschichte Zeitschrift für historische Analyse des 20. und 21. Jahrhunderts".

Du mauvais sort fait aux Juifs, il n'est pas question. Jean Marie Le Pen n'est plus seul à considérer que la période de l'Occupation ne fut pas si terrible... sauf pour certains.

Jacques Tarnero

(...)

Le 18 novembre 2010, dans une interview publiée par l’hebdomadaire d’extrême gauche Politis, Hessel a fini par avouer qu’il n’avait pas participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « On peut donc dire que j’ai assisté à sa rédaction de très près et de bout en bout. Mais de là à prétendre que j’en ai été le co-rédacteur ! Bref, (…) René Cassin [aurait] eu un rôle mineur, et j’aurais tout fait ! Cela commence à me peser ! ». Il serait plus exact de dire que certains de ses mensonges historiques commençaient à « peser » lourd, au point de menacer sa réputation, surtout dans la perspective de sa candidature au prix Nobel de la paix en 2011. Mais, non sans cynisme, il ne reconnaissait pas avoir lui-même menti, il faisait comme s’il avait été la victime d’une rumeur. Or, quelques jours plus tôt, dans une interview publiée le 11 novembre 2010 par Médiapart, Hessel affirmait encore qu’il avait été « l’un des participants à la rédaction de cette Déclaration universelle ». N’était-ce pas mentir effrontément, une semaine avant son aveu ? Malgré les puissantes digues élevées pour protéger la légende dorée de l’« icône », celle-ci, afin de ne pas sombrer, a dû faire des concessions à la vérité historique (...)

Pierre-André Taguieff

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