jeudi 10 juin 2010

Breyten Breytenbach

L'écrivain afrikaner et compagnon de Mandela fait le bilan de l'après-apartheid et confie ses craintes et espoirs

Le Nouvel Observateur . - Dans votre nouveau livre, «le Monde du milieu», vous publiez une lettre à Mandela pour ses 90 ans en 2008. Lors de son arrivée au pouvoir, en 1994, vous lui aviez déjà écrit une lettre ouverte en soulignant que «votre loyauté revêtirait la forme d'une opposition vigilante». Qu'est-ce qui a changé en Afrique du Sud entre vos deux lettres ?

Breyten Breytenbach. - La déception est à la mesure de mes propres illusions. Il y a une grande amertume face à ce que l'ANC (Congrès national africain), le parti au pouvoir, est devenu. La situation est pire qu'il y a quinze ans, quand nous avions le coeur plein d'optimisme et que nous croyions à un changement vers la justice sociale et économique. Nous pensions pouvoir faire vivre cette notion de Nelson Mandela de «nation arc-en-ciel»; c'est-à-dire mener à terme ce processus, représenté par l'ANC, de promotion d'une véritable nation sud-africaine, forcément hybride puisque formée de composantes très diverses. Mais ce processus a été interrompu, non tant par Mandela que par son successeur, Thabo Mbeki. Cependant, même si Mandela a quitté la scène politique, il est toujours identifié totalement à l'ANC Il avait bien dit un jour que la première chose qu'il ferait une fois arrivé au ciel serait de demander où il faut s'inscrire à l'ANC. Depuis 1994 et l'arrivée au pouvoir de l'ANC, beaucoup de choses ont changé, bien sûr. On a vu l'ascension d'une génération d'hommes politiques, et surtout la participation d'une population auparavant exclue de toute forme d'activité politique légale et économique aussi, dans une certaine mesure. Mais on a en même temps assisté à la détérioration des institutions, à la montée de la corruption à grande échelle et à la multiplication des promesses économiques et sociales non tenues. Le gouffre qui sépare les riches et les pauvres est devenu plus profond qu'il y a quinze ans. Avec cette différence que, parmi les riches, se trouvent aujourd'hui beaucoup de cadres de l'ANC.

N. O. - Dans cette dernière lettre à Mandela, vous écrivez «la façon obscène dont on a fêté ses 90 ans» et dénoncez la violence, les vols, les viols, la poursuite du racisme, l'absence de morale publique... Un terrible constat. Comment en est-on arrivé là ?

B. Breytenbach - C'est la grande question que beaucoup de Sud-Africains se posent. Nous serions-nous à tel point trompé sur la qualité morale du mouvement de libération et de ses responsables ? Est-ce que le pays était finalement un cadeau empoisonné pour ceux qui en ont hérité ? On évoque rituellement la «libération de l'Afrique du Sud», mais celle-ci ne s'est pas déroulée de façon classique : il n'y a pas eu de Grand Soir ni la fin d'une guerre. Notre libération a été le résultat d'un long processus, qui d'ailleurs garantissait la continuation du même Etat. Ce qui pose encore de nombreux problèmes, puisqu'un certain nombre d'anciens responsables et criminels de guerre notoires sont encore protégés par l'Etat. Par ailleurs, le pays était probablement plongé au moment de l'arrivée au pouvoir de l'ANC dans un désordre beaucoup plus profond qu'on ne le croit. L'ANC a-t-il alors failli à sa mission ? Plusieurs facteurs ont joué simultanément. Quand on a voulu changer les institutions de l'intérieur, il fallait bien remplacer des fonctionnaires par de nouveaux. En faisant cela, on s'est privé énormément de compétences. Aujourd'hui, par exemple, il paraît que 60% des municipalités du pays seraient en faillite, essentiellement à cause de l'incurie des nouveaux gestionnaires locaux. On peut dire tout le mal qu'on veut des anciens cadres administratifs, mais ils étaient le produit d'une caste d'apparatchiks qui géraient relativement bien le pays. D'ailleurs, l'ANC a hérité d'une bonne infrastructure, avec ses routes, écoles, universités, hôpitaux...
Mais derrière tout ça il y a des raisons d'ordre culturel ou psychologique plus difficiles à identifier. L'ANC est une très ancienne organisation qui a énormément souffert pendant ses années de clandestinité, où elle connut l'isolement, les traques perpétuelles et l'obsession d'être infiltrée. Dans son ADN, il y a une forte composante de victimisation, presque paranoïaque. Encore aujourd'hui, dès qu'elle est critiquée, elle riposte immédiatement en disant : «Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est que d'avoir été dans la résistance pendant si longtemps et d'avoir tant souffert pour libérer le pays.» Il y a aussi ce mythe persistant de l'ANC : cette organisation qu'on appelle «la Tente» (the Great Tent ou la Grande Eglise) et qui regroupait toutes les tendances anti-apartheid. Ca allait de la gauche (même la gauche du Parti communiste) jusqu'aux milieux les plus traditionalistes du pays. D'où la revendication impérieuse d'une unité qu'il fallait préserver par tous les moyens. La solidarité au sein de l'ANC prime sur toute autre considération. Et lorsque certains de ses cadres, dont Jacob Zuma, aujourd'hui président, sont accusés de corruption, il est presque impossible pour l'ANC de trouver de l'intérieur la force morale nécessaire pour nettoyer ses propres écuries. Cela a donné lieu à une espèce de généralisation de l'impunité. Et quand on est pris sur le fait, au lieu d'être démis de ses fonctions, on est simplement «redéployé» ailleurs. On appelle ça le «déploiement des cadres». Résultat : un tiers du comité exécutif de l'ANC est constitué de gens soit inculpés, soit qui ont été inculpés pour des méfaits graves, fraude, vol d'argent, détournement de fonds publics... C'est la raison pour laquelle on a aboli cette section spéciale des Scorpions qui avait été créée justement pour traquer les crimes économiques. On vient de signer il y a quelques mois son arrêt de mort parce que trop de responsables ANC étaient impliqués. Nous sommes de fait dans un Etat de parti unique, avec tous les risques de «dérive totalitaire» que cela implique.

N. O.- Jacob Zuma vient d'être élu président le 6 mai après la victoire de l'ANC aux élections le 22 avril avec 65,9% des suffrages. Jacob Zuma a été acquitté du viol dont il était accusé, et les poursuites pour corruption dont il était l'objet ont été abandonnées. Que pensez-vous de lui ?

B. Breytenbach. - Je ne l'ai rencontré qu'à deux ou trois reprises. C'est un homme charismatique. Un vrai traditionaliste, très fier du soutien de la communauté zouloue et d'être polygame et grand danseur traditionnel. Son passé est riche. Il a connu les prisons, l'exil et les épreuves de la résistance. Mais il y a une zone d'ombre liée à ses responsabilités à la tête d'un organe interne de sécurité de l'ANC Il a été conduit à réprimer très durement les tentatives d'infiltration de l'ANC, surtout dans les camps en Angola. Il y a un certain nombre de faits sur lesquels on a jeté un voile. Par exemple, le frère de l'actuel président du Conseil constitutionnel a été exécuté par l'ANC à l'époque où Zuma en dirigeait la sécurité. Certaines personnes torturées par l'ANC disent que Zuma y aurait participé... Ca fait partie de l'histoire très complexe d'un homme qui a lutté dans des circonstances difficiles. Alors va-t-il être à même d'unifier le pays ? Les premiers signes sont encourageants. Il est allé à la rencontre de toutes les composantes du pays. Il a pris langue avec les métis, les Indiens, les milieux d'affaires, les Afrikaners... Est-ce que ça veut dire qu'il va reprendre le bâton de «batteur de nation» de Nelson Mandela ? Il l'affirme. Mais ne va-t-il pas être le prisonnier de ceux qui l'ont porté au pouvoir ? Car il ne faut pas oublier qu'il a bénéficié d'une révolte interne à l'ANC, essentiellement soutenue par les syndicats et par le Parti communiste sud-africain. Ne sera-t-il pas obligé de donner un coup de barre à gauche, et quelles en seraient les conséquences pour l'économie du pays ? Il y a un certain nombre de tensions, qu'il est en train de gérer au sein même de son conseil des ministres et au sein de son parti, qui ne sont pas très claires. Ne sera-t-il pas ligoté par la nécessité de passer des compromis entre ces différentes factions ? Il n'est plus tellement jeune, et il semble difficile qu'il brigue un second mandat. Peut-être finalement ne sera-t-il qu'une figure de transition ?

N. O. - Vous avez connu l'exil après avoir épousé une Eurasienne et été accusé de crime en vertu de l'«Immorality Act» et du «Mixed Marriages Act», qui interdisaient les relations sexuelles et les mariages interraciaux. Vous avez fondé Okhela, une organisation anti-apartheid, puis été condamné en 1975 après votre retour clandestin en Afrique du Sud à neuf ans de prison (vous y avez passé sept ans, dont deux en isolement). Devant la situation actuelle, le résistant que vous êtes éprouve-t-il de la désillusion ou plutôt de la colère ?

B. Breytenbach. - Il m'est difficile de continuer d'être en colère parce que ça suppose qu'on ait encore les moyens de pouvoir en faire quelque chose. J'ai très fortement le sentiment - et je ne suis sûrement pas le seul - d'être marginalisé. Mais c'est tout à fait normal. Après tout, il y a une autre génération sud-africaine qui a déplacé le centre de gravité. Autrefois, quand quelqu'un comme moi, blanchâtre d'origine afrikaner, était dans la résistance, il avait une possibilité réelle de peser sur l'état d'esprit de ceux qui étaient au pouvoir puisqu'ils tenaient beaucoup à leur propre identité d'Afrikaner. Ils justifiaient leur pouvoir par leur différence, et en particulier par celle de la langue, l'afrikaans, à laquelle ils étaient très attachés. C'est une époque révolue. Ma voix ne compte strictement pour rien dans l'ANC aujourd'hui. On calcule grossièrement qu'il y avait 5 millions de Blancs dans le pays (et encore, quand on dit «Blancs» on inclut les métis clairs) à la fin de l'apartheid. Il y en a peut-être 1 million qui sont déjà partis. Donc 4 millions sur 47 millions de la population, environ 10%, c'est peu. Je n'ai pas du tout l'impression d'avoir la possibilité de mêler ma voix à celle de la majorité. Il n'y a pas non plus, d'ailleurs, un foyer dans lequel on peut se faire entendre au sein même des Afrikaners. On est à couteaux tirés parce qu'on règle d'anciens comptes. Bref, ça va dans tous les sens, il y a énormément de sentiment de colère, de rejet, d'abandon... Si on regarde la situation, pour quelqu'un comme moi, où serait l'endroit pour intervenir d'une façon utile ? Je n'en vois pas. Mais ce constat n'est pas forcément définitif.

N. O. - Dans «le Monde du milieu», vous vous revendiquez comme un «bâtard africain». N'êtes-vous pas un homme au milieu du gué ? Avec le poids du passé et de la colonisation, quelle place peut avoir un Blanc en Afrique aujourd'hui ?

B. Breytenbach. - J'aurai deux réponses tout à fait contradictoires. Ma première serait que, finalement, le Blanc n'a pas sa place en Afrique. Parce que sa présence n'était au fond qu'un intermède lié à l'histoire coloniale. Et d'une façon, générique ou biologique, ce n'est pas notre place. Encore que ça aille contre le courant de l'histoire, parce que le monde est devenu un tel va-et-vient de migrations. Je me sens pourtant aussi pleinement un citoyen africain. Mais presque par défaut, dans le sens où je sais bien, quand je suis en Europe, que je ne suis pas européen; que quand j'enseigne une partie de l'année aux Etats-Unis, je ne pourrais jamais devenir américain. Je sais très fortement (et je ne cherche pas forcément à savoir pourquoi) que je m'identifie toujours à l'Afrique dès qu'il y a un conflit entre le continent africain et le reste du monde.(...)


Poète, peintre, romancier, Breyten Breytenbach est né en Afrique du Sud. Il dirige depuis des années à Gorée, au Sénégal, un institut de recherche panafricain pour le développement de la culture et de la démocratie. Il est l'auteur de nombreux livres dont «Une saison au paradis». Il vient de publier chez Actes Sud un recueil d'essais : «le Monde du milieu».


http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/les-debats/085975/afrique-du-sud-la-grande-desillusion.html

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