mardi 1 juin 2010

L'Afrique et ses élites prédatrices

Lemonde.fr

A propos de l'interviewé
Ibrahima Thioub, 54 ans, est sénégalais et professeur d'histoire à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar. Spécialiste des traites négrières, de l'esclavage et de la décolonisation, il a participé à l'ouvrage L'Afrique de Sarkozy, un déni d'histoire (Karthala, 2008). Il est actuellement résident à l'Institut d'études avancées de Nantes.


Considérez-vous les indépendances africaines comme une réalité ?

Formellement, les Etats ont accédé à la souveraineté internationale en 1960. Mais ce changement juridique ne signe pas la fin de la colonisation, c'est-à-dire d'une exploitation économique doublée d'une soumission à une autre culture.

Après 1945, le rapport colonial ne pouvait plus se maintenir car la participation des Africains à la seconde guerre mondiale l'avait radicalement transformé : ils avaient pris conscience que l'égalité était possible, d'autant que d'autres territoires colonisés réclamaient leur émancipation.

Pourquoi la France a-t-elle cependant gardé la main ?

La métropole a su négocier une sortie la plus favorable possible. Elle a transféré le pouvoir aux segments du mouvement nationaliste les plus à même de préserver le lien colonial. Elle a éliminé les plus radicaux par la répression sanglante comme au Cameroun ou par la manoeuvre politique, comme en Côte d'Ivoire ou au Sénégal.

Vous soulignez la prise de conscience des tirailleurs et les luttes syndicales engagées après la guerre. Les instruments de la contestation ont-ils été transmis par le colonisateur lui-même ?

Oui, et c'est là un des grands problèmes de la décolonisation. Les dominés se réapproprient le discours du colonisateur pour le retourner contre lui, construire leur propre identité et légitimer leur combat. Pour affirmer leur unité, ils se définissent par référence à l'élément le plus simple : la couleur de la peau, ou la négritude chère à Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Ce faisant, ils ne sortent pas du système et s'enferment dans le piège d'une identité que j'appelle "chromatique".

Car la couleur de la peau est l'élément qui fondait non seulement l'ordre colonial mais aussi la traite négrière. Réduire les Africains à ce facteur naturel symbolisant leur prétendue sauvagerie servait à les expulser de l'Histoire.

Comment ce piège a-t-il fonctionné ?

Les nationalistes ont récupéré cette identité et l'ont inversée pour démontrer que l'Afrique a une civilisation et une histoire, la négritude. Mais l'acceptation de cette définition chromatique a empêché de voir que les Africains forment des groupes aux intérêts très variés, plus ou moins accommodants avec le pouvoir colonial.

Jusqu'à aujourd'hui cette vision raciale produit des effets pervers : quand un bourreau est africain et noir, on a du mal à le traduire en justice pour peu que les juges soient blancs, alors que ce serait l'intérêt des victimes qui peuvent être noires.

Vous contestez le récit de la traite négrière qui en fait un pur pillage des Africains par les Blancs. Pourquoi ?

La vision "chromatique" de l'Afrique aboutit à une vision fausse de l'esclavage. La traite ne se limitait pas à la vente de Noirs à des Blancs dans des ports africains. Elle englobe la manière dont les esclaves étaient "produits" à l'intérieur du continent et acheminés sur la côte.

Ce système atlantique était une organisation globale, qui mettait en relation, dans un partenariat asymétrique mais intéressé, les compagnies européennes avec des élites africaines. Celles-ci utilisaient la traite pour redéfinir les rapports de pouvoir sur le continent.

En quoi la responsabilité des élites africaines renvoie-t-elle à l'histoire des indépendances ?

Dans n'importe quelle ville africaine, je suis frappé par la coexistence entre le grand nombre de 4 × 4 de luxe, et l'usage d'un moyen de transport qui remonte au néolithique, la tête des femmes.

Cela signifie que les élites, au prix d'une violence extrême exercée sur les populations, s'emparent des ressources du pays, les exportent, et dépensent les recettes ainsi dégagées en achetant à l'étranger des biens d'une totale inutilité sociale autre que symbolique de leur capacité de violence. Ils ruinent les pays en pompant la force de travail des corps subalternes qui sont réduits à la misère.

La réponse de la partie la plus dynamique de ces populations, c'est la fuite, les pirogues vers l'Europe.

Il ne s'agit pas d'esclavage...



En quoi cela se distingue-t-il de la traite ?

A l'époque, des compagnies européennes apportaient en Afrique des biens tout aussi inutiles et destructeurs, comme la verroterie, l'alcool et les armes. Elles les remettaient aux élites qui organisaient la chasse aux esclaves. Déjà, le pillage permettait aux élites d'accéder aux biens de consommation importés. Aujourd'hui, le système s'est perfectionné puisque les esclaves se livrent eux-mêmes : ce sont les émigrés.

En quoi ce parallèle éclaire-t-il la question de l'indépendance des Etats africains ?


Si vous voulez comprendre le système de la traite négrière, observez le comportement actuel des élites africaines. Pourquoi nos systèmes de santé et d'éducation sont-ils aussi vétustes ? Parce que les élites ne s'y soignent pas et n'y éduquent pas leurs enfants, ils préfèrent les pays du Nord. Leur système de prédation ruine les campagnes et contraint les populations à s'exiler. Au point qu'aujourd'hui, si vous mettez un bateau dans n'importe quel port africain et proclamez que vous cherchez des esclaves pour l'Europe, le bateau va se remplir immédiatement.

Certes, ce système fonctionne au bénéfice des multinationales, mais il n'existerait pas sans des élites africaines. A l'époque de la traite négrière, l'alcool et les fusils achetés aux Européens leur permettaient de se maintenir au pouvoir. Désormais ce sont les 4 × 4 et les kalachnikovs.

Beaucoup de discours expliquent les malheurs de l'Afrique par la traite négrière et magnifient la résistance des Africains à la colonisation. Vous vous inscrivez en faux ?

Les traites esclavagistes et la colonisation ont certes ruiné l'Afrique. Les Africains qui en étaient les victimes leur ont opposé une farouche résistance. Les discours qui unifient les Africains autour de la couleur de la peau étaient nécessaires pour lutter contre le colonialisme. Ils ne servent plus maintenant qu'à masquer la réalité de notre soumission aux pays occidentaux.

L'Afrique est aujourd'hui convoitée par des puissances (Chine, Inde, Brésil, etc.) sans lien colonial avec elle. Ce contexte nouveau peut-il faciliter une nouvelle émancipation ?

A l'époque de la guerre froide, les leaders africains jouaient déjà l'Occident contre le communisme pour obtenir le maximum. Aujourd'hui, ils peuvent miser sur la Chine, l'Inde, l'Iran, contre l'ancienne puissance coloniale, mais ils conservent leur culture de prédation. Pour les peuples africains, cela ne change rien. Tant que nos élites se contenteront de multiplier leurs partenaires pour leur livrer les matières premières et non développer la production, elles reproduiront le système qui a mis l'Afrique à genoux.

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