jeudi 10 juin 2010

Rendre les oeuvres d'art ? Aberrant !

Par Jean Pierrard

Exiger des musées européens la restitution de chefs-d'oeuvre, c'est insulter à la fois l'histoire et la géographie.

Pas un jour sans que l'on réclame une oeuvre à cet Occident que certains trouvent décidément haïssable... Il y a quelques semaines, encouragée par Zahi Hawass, le très nationaliste patron des antiquités égyptiennes, une campagne de presse exigeait, entre autres, le retour au Caire du célébrissime buste de Néfertiti. Désormais figure de proue du Neues Museum de Berlin, n'ayant rien perdu de sa fraîcheur et de ses couleurs, cette effigie en calcaire, vieille de près de 3.500 ans, représentant l'épouse du pharaon Akhenaton (Aménophis IV), est devenue l'une des icônes culturelles de l'Allemagne, à côté de tel tableau de Dürer ou de Manet. Dans l'immédiat après-guerre, le déplacement et l'exposition de cet "unicum" avaient été perçus par beaucoup d'Allemands comme le signe d'un retour à la paix et à une vie normale.

Pourquoi l'Allemagne devrait-elle restituer une oeuvre découverte par l'un de ses archéologues et sortie d'Égypte au début du XXe siècle dans les mêmes conditions que des milliers d'autres ? Et si on remet en question l'acquisition de Néfertiti, pourquoi ne pas faire de même avec la Vénus de Milo , achetée par un diplomate français, le marquis de Rivière, à un paysan de l'île grecque de Milo, alors sous domination turque, dont le terrain jouxtait, qui plus est, la résidence d'un prince de Bavière ? Personne en France, aujourd'hui, n'aurait l'idée de réclamer aux États-Unis les vestiges médiévaux acquis un peu partout dans l'Hexagone à la fin du XIXe siècle, qui font maintenant l'orgueil des cloisters , à New York, ou du musée de Philadelphie.

Allers-retours

Considérable depuis la Renaissance, l'intérêt pour l'art grec et ses copies romaines avait été stimulé, il est vrai, depuis le milieu du XVIIIe siècle par les découvertes archéologiques de Pompéi et d'Herculanum. Après 1800, les grands musées, qui viennent d'être créés, rêvent tous d'accueillir ces sculptures mythiques, remarquées par Pline ou Pausanias, surgies de leurs gangues de terre comme des diamants, après un sommeil de près de deux mille ans.

Environ deux décennies avant la découverte de la Vénus de Milo , l'ambassadeur de Grande-Bretagne auprès de la Sublime Porte, lord Elgin, n'avait-il pas arraché au Parthénon la plupart de ses reliefs, frises et métopes ? La Grèce n'ayant pas encore conquis son indépendance, c'est à Constantinople que lord Elgin demanda les autorisations pour détacher les marbres et les mettre à l'abri d'un musée, en Grande-Bretagne. Au British Museum, les oeuvres attribuées à Phidias allaient trouver un écrin certainement plus protecteur que celui offert par un monde ottoman réputé peu favorable aux images de dieux païens.

La polémique autour de la "propriété" des trésors déplacés ne date pas d'hier. On ne connaît que trop les ventes forcées de toiles italiennes sous la pression des envahisseurs français et les allers-retours de chefs-d'oeuvre entre la France et l'Italie. Volés à Byzance par les Vénitiens lors de la quatrième croisade, les chevaux de Saint-Marc sommaient, au début des années 1800, l'arc de triomphe du Carrousel aux Tuileries. Après Waterloo, le congrès de Vienne (1815) les rendit à une Italie sous domination autrichienne, suscitant, au passage, les plaisanteries d'un original anglais, le major Frye : "Qui sait si les chevaux ne sont pas destinés à retourner un jour dans leur pays d'origine, la Grèce, peut-être sous des auspices russes ?"

Universalité

Les réclamations au sujet des frises du Parthénon par une opinion grecque volontiers oublieuse des étagements successifs de l'histoire et des désordres liés à la libération de leur pays ne sont donc pas si neuves que cela... Au Louvre, qui conserve une partie de la frise et deux métopes sculptées du Parthénon, ces revendications nationalistes sont accueillies avec détachement. "Un musée est d'abord la vitrine de la beauté du monde, l'art dépassant l'idée de milieu dans lequel il est né", souligne le patron des antiquités grecques et romaines du Louvre, Jean-Luc Martinez, en insistant sur la notion d'"universalité", raison d'être de tous les grands musées du monde.

Un raisonnement que le bouillant Zahi Hawass, vice-ministre égyptien de la Culture, entend avec difficulté. Galure de cuir à la Indiana Jones, formules frappées au coin du marketing américain - conférences fracassantes et souvent payantes... -, cet archéologue ne cesse de réclamer le retour en Égypte d'un certain nombre de pièces, sans être toujours soutenu en haut lieu. Certes, il a déjà pu récupérer quatre morceaux d'un décor peint acheté par le Louvre et rendu en grande pompe par Nicolas Sarkozy : les pièces, ce que le Louvre ignorait au moment de l'achat, étaient récemment et illégalement sorties d'Égypte.

Offrande

Pour le reste, les déclarations de cet archéologue formé outre-Atlantique, volontiers fanfaron, laissent surtout deviner une certaine exaspération vis-à-vis des vieilles nations européennes comme la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie, très présentes depuis longtemps le long du Nil. L'Indiana Jones cairote serait pourtant bien inspiré de se rappeler ce que l'Égypte doit à l'archéologie française, en particulier à Auguste Mariette (1821-1881), qui a fondé, sous l'autorité du gouvernement égyptien, l'actuel musée du Caire et ses collections, et interdit toute sortie d'objet réputé unique. C'est grâce à ces principes que le trésor de Toutankhamon est resté en Égypte. Nasser fut le premier à comprendre le désintéressement des archéologues français. Le raïs insista personnellement, rappelle, avec malice, Guillemette Andreu-Lanoë, directrice du département des antiquités égyptiennes au Louvre, pour que les archéologues français reviennent sur les chantiers de fouilles de Karnak.

L'Égypte moderne est loin d'avoir toujours eu à l'endroit de l'Occident le comportement suspicieux de Zahi Hawass. Si, à New York, le visiteur du Metropolitan Museum peut rêvasser de façon charmante devant le petit temple de Dendour (15 après J.-C.), c'est parce qu'il a été offert par l'Égypte en remerciement de l'aide apportée par les États-Unis lors du pharaonique déménagement d'Abou Simbel. De la même façon, l'Égypte a offert à la France un buste colossal d'Akhenaton, aujourd'hui au Louvre.

Accord et légitimité

S'il est légitime de faire la chasse aux nombreux objets d'art volés ou sortis illégalement, il paraît difficile de remettre en question le statut d'oeuvres acquises dans des contextes historiques et géopolitiques aujourd'hui disparus. Les problèmes nés du rétrécissement progressif de l'Empire ottoman ne concernent pas seulement la Grèce, mais aussi le Moyen-Orient. À l'époque des premières fouilles archéologiques dans la région, ni la Syrie, ni la Jordanie, ni l'Irak n'avaient d'existence politique. Il suffit d'être attentif aux circonstances ayant précédé la découverte de certaines sculptures fameuses, par exemple le Code d'Hammourabi (lire notre article), pour comprendre qu'autour du Tigre et de l'Euphrate, la valse des populations et des cultures n'a jamais cessé depuis le néolithique.

Signée en 1970 sous l'égide de l'Unesco, une convention internationale rend en principe impossibles les recours pour les oeuvres acquises avant cette date. Cet accord n'en a pas moins supporté des exceptions, comme le contentieux lié aux exactions commises durant la Seconde Guerre mondiale. L'Italie a rendu en 2003 à l'Éthiopie l'obélisque d'Aksoum, volé en 1937 par Mussolini lors de son expédition africaine. Les biens dérobés par les nazis ont la plupart du temps été restitués à leurs propriétaires, grâce en particulier à ces monuments men issus de l'armée américaine. Un livre (1) raconte leurs recherches, dès 1945, jusque dans les mines de sel allemandes et autrichiennes, où les oeuvres avaient été stockées. Il souligne aussi le rôle remarquable de Rose Valland, signalant que les musées français, dans ce domaine, ont fait leur devoir.

De même, depuis quelques années, s'est-on penché sur le problème des "restes humains". La tête maorie conservée par le Museum de Rouen et réclamée par la Nouvelle-Zélande a provoqué un fiévreux débat. Finalement, le 4 mai, c'est une loi qui a autorisé la restitution de seize crânes à Auckland. Ces morts sans sépulture, appartenant à des sociétés souvent décimées, choquaient, on le comprend. Que leurs descendants directs réclament leurs "restes", quoi de plus légitime ? À condition qu'on puisse établir un lien entre les morts et ceux qui les réclament. Sinon, quid des innombrables momies qui circulent dans le monde ?

http://www.lepoint.fr/culture/2010-06-10/polemique-rendre-les-oeuvres-d-art-aberrant/249/0/465384

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